RÉVISIONNISME

RÉVISIONNISME
RÉVISIONNISME

La notion de révisionnisme sert depuis quelques années, et notamment en France, à désigner une démarche à prétention historienne qui vise, dans le cadre d’une «révision» de l’historiographie consacrée au national-socialisme, à nier l’existence des chambres à gaz et plus généralement à relativiser l’ampleur et l’atrocité de l’extermination des juifs. Sans partager de tels objectifs, un certain nombre d’historiens allemands se sont engagés dans un débat sur une révision de l’ensemble des thèses consacrées au nazisme (cf. Devant l’histoire , 1988, qui présente les documents de la controverse). Toutefois, la notion de révisionnisme a été très longtemps associée à des discussions parmi les tenants du marxisme et du léninisme; elle sera envisagée ici d’abord dans cette acception, avant de l’être dans le sens qu’elle prend par rapport à la Shoah.

Même limité au marxisme, le terme fait problème. Toute entreprise, avouée ou non, de révision de l’œuvre de Marx n’est pas tenue pour révisionniste: ni Lénine, ni Mao Zedong, ni Castro ne passent pour «révisionnistes». Dans les débats marxistes, la notion de révisionnisme est souvent confondue avec celle de réformisme ou d’opportunisme. Dans la dernière décennie du XIXe siècle, le révisionnisme, en effet, prend son sens dans un contexte précis: il s’agit de la révision du marxisme par les tenants d’une solution réformiste qui permet de faire l’économie de la violence révolutionnaire. Aussi le révisionnisme est-il très vite associé au réformisme social-démocrate, puis, après la révolution d’Octobre, à l’«idéologie officielle de la IIe Internationale». Pour les bolcheviks orthodoxes, il s’agit donc d’un courant «ouvertement hostile au marxisme». Insensiblement, la notion, sans perdre sa signification première, se modifie au cours de l’histoire: à partir de 1956, le révisionnisme dit contemporain ou moderne désigne aussi «un courant idéologique surgi à l’intérieur des partis communistes au pouvoir qui éprouvent des difficultés à surmonter les contradictions entre le développement socio-économique et le contrôle centralisé de la dictature» (F. Fejtö, 1973). La querelle culmine avec le conflit sino-soviétique: Khrouchtchev, secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, devient, bien malgré lui, un révisionniste dont le Parti communiste chinois assimile les thèses «aux absurdités des révisionnistes anciens du genre de Bernstein et Kautsky [...], à un opium qui anesthésie le peuple, à une musique consolatrice pour esclaves». Bref, depuis le début du siècle, la guerre idéologique n’a cessé de déborder la querelle théorique, et l’expression de «révisionnisme» sert aussi d’injure.

1. La «révision» du marxisme

Naissance du révisionnisme

Après la mort de Marx, Eduard Bernstein, exécuteur testamentaire d’Engels, procède à la première révision. En 1899, dans Les Présupposés du socialisme , Bernstein propose d’abord une révision des dogmes. Au nom du réalisme, mais aussi au nom de l’idéal: «La social-démocratie aurait besoin d’un Kant pour soumettre au crible de la critique nombre d’idées reçues. Le matérialisme de façade n’est que la plus trompeuse des illusions. La pratique nous a constamment enseigné que l’on ne pouvait impunément mépriser tout idéal en magnifiant les seuls facteurs matériels de l’évolution.» Bernstein prétend donc associer deux démarches non contradictoires: réintroduire dans la pensée socialiste un point de vue humaniste négligé par la dialectique et réévaluer de manière critique, à l’aune de sa propre scientificité, l’héritage de Marx. Le matérialisme dialectique prend le marxisme au piège de l’illusion déterministe et dogmatique. Contre Hegel et Marx, contre tout schéma de la «ruse de la raison», Bernstein prône le retour à une pensée critique qui confronte ses hypothèses à la réalité et reconnaisse l’importance des idées, des valeurs, des idéaux qui ne sauraient se réduire aux purs reflets des conditions matérielles d’existence. Une telle révision théorique implique une critique économique des principales thèses de Marx. Car la «réalité» selon Bernstein apporte, en cette fin du XIXe siècle, un démenti cinglant aux hypothèses de Marx concernant l’effondrement du capitalisme: les crises produisent des régulations inédites, la crise finale du capitalisme n’est pas à l’ordre du jour.

Aussi Marx s’est-il trompé sur quelques points essentiels. La notion de valeur travail, par exemple, «ne permet pas plus de mesurer le degré de justice ou d’injustice dans la répartition du produit du travail que la théorie atomique ne permet d’apprécier la beauté ou la laideur d’une œuvre d’art». Les petites et moyennes entreprises résistent à la concentration du capital. Les classes moyennes augmentent sans se prolétariser et le conflit social tend à s’atténuer. La polarisation de classe attendue est différée: la révolution n’est donc pas nécessaire; la réforme suffit, qui fait l’économie de la violence. Le révisionnisme se fait réformisme. Bernstein est conduit à réévaluer l’idée de démocratie, qu’il pense à la fois comme «un but et un moyen, un outil pour instaurer le socialisme et la forme même de sa réalisation». La démocratie ne saurait se réduire à la seule émancipation économique et sociale dont elle ne serait qu’un moyen. Bernstein plaide à la fois pour le suffrage universel et le droit: le sentiment du droit est un facteur au moins aussi important que la nécessité matérielle, et la dictature de classe appartient à une culture périmée. La démocratie n’est donc jamais «formelle» au sens où l’entendait Marx: partisan du parlementarisme, Bernstein en appelle à la participation des socialistes à toutes les instances du pouvoir représentatif, de la commune au Parlement, de l’exercice du pouvoir local à la conquête du pouvoir central. Il invite donc la social-démocratie à mettre en accord discours et pratiques: qu’elle ose rompre avec le dogme révolutionnaire, qu’elle «ose paraître ce qu’elle est».

Répliques orthodoxes

«La coalition qui, sur le plan idéologique, assure la défaite du révisionnisme est dirigée par le centre orthodoxe»: Karl Kautsky y fait figure de «pape du marxisme». Mais il reçoit aussi le concours de la gauche social-démocrate et notamment de Rosa Luxemburg.

Dans un livre publié en 1899, Bernstein et le programme social-démocrate, une anticritique , K. Kautsky se livre à une longue bataille statistique destinée à préserver le diagnostic de crise du capitalisme. L’évolution de l’industrie confirme la tendance à la concentration; les trusts ne parviennent ni à limiter la production ni à maîtriser la surproduction; si la classe moyenne acquiert des caractères nouveaux, cette transformation ne contredit pas l’évolution générale vers la prolétarisation croissante et la paupérisation «au moins relative» d’une partie de la société, alors que les capitalistes tendent à bénéficier quant à eux d’un enrichissement absolu. L’effondrement final est bien inscrit dans le devenir global du capitalisme et Bernstein ne fait que confondre court terme et long terme. Sa critique, en sapant l’ensemble de cette conception du monde qu’est le marxisme, désarme le prolétariat. Le révisionnisme est un opportunisme qui mène à une collaboration de classe. Orthodoxe mais centriste, K. Kautsky finira cependant par renoncer à l’idée d’un effondrement nécessaire du capitalisme et de l’impérialisme, et ne tardera pas, sur le plan politique, à préconiser un réformisme légaliste. Paradoxe: le plus ardent adversaire de Bernstein auquel Lénine ne ménage pas son approbation deviendra le renégat Kautsky.

Du côté de la gauche, la critique de Rosa Luxemburg n’est pas non plus dénuée de paradoxes: dans Réforme ou révolution ? , elle développe une attaque en règle des thèses révisionnistes. Les arguments économiques sont destinés à justifier une conception «apocalyptique» de la fin prochaine du capitalisme, irrémédiablement secoué de convulsions de plus en plus violentes face auxquelles se dresseront victorieusement les classes ouvrières sans frontières ni patries. La révolution est «grandiose», le programme révolutionnaire s’impose de toute urgence: les critiques de Bernstein contre son caractère prématuré relèvent de la «sottise politique», d’une «conception mécanique» du développement de la société en même temps que d’un opportunisme tant théorique que pratique. Si Rosa Luxemburg exprime un point de vue radicalement hostile au réformisme légaliste d’un Bernstein, elle n’adhère pas pour autant aux conceptions léninistes du parti et de la dictature du prolétariat, conceptions dont Lénine fait l’enjeu principal de la lutte de l’orthodoxie contre les déviations révisionnistes. C’est ainsi le contenu même de la thèse révisionniste qui s’étend après la Première Guerre mondiale et face à l’«aventure bolchevique».

Dès 1908, Lénine pose que «le révisionnisme est un phénomène international». L’explication en est simple: les partis ouvriers ont leur base sociale dans l’aristocratie ouvrière de l’Allemagne et des autres pays capitalistes, «aristocratie nourrie par la bourgeoisie impérialiste au compte des superprofits coloniaux». Ces partis subissent donc une influence petite-bourgeoise et opportuniste. Le révisionnisme, issu de la bourgeoisie, ne peut que faire le jeu de la bourgeoisie. Avec la guerre, Lénine met l’accent sur une nouvelle composante du révisionnisme: l’adaptation au nationalisme bourgeois. Internationalistes, les révolutionnaires s’opposent au «social-chauvinisme», et la guerre de 1914-1918 permet de distinguer entre vrais et faux marxistes. L’orthodoxe Lénine «gère un stock de textes et de concepts en gardien d’arsenal» contre les déviations, tout en développant une théorie adaptée aux situations concrètes de la Russie. Ses conceptions du parti et de la dictature font l’objet de nouvelles critiques révisionnistes, mais dédormais le terme est une insulte figée dont le sens initial a disparu.

Kautsky reprend à son compte l’allégorie de Bernstein et compare Lénine à un chirurgien si pressé qu’il provoque artificiellement à quatre mois l’accouchement de sa patiente: l’enfant est non viable ou ne peut survivre miraculeusement et provisoirement que sous les traits d’un monstre. Les bolcheviks ne comprennent pas le lien organique qui unit démocratie et socialisme. Se préparant à importer les techniques de l’Occident sans ses libertés, ils préparent l’avènement d’un despotisme bureaucratique régressif et archaïque, mais d’une violence sans précédent. Cette dictature autoritaire va même jusqu’à en évoquer d’autres: pour Kautsky, «le fascisme n’est que le pendant du bolchevisme, Mussolini n’est que le singe de Lénine». Le divorce est consommé: contre le révisionnisme bourgeois, la révolution prolétarienne annexe une démocratie dont la forme économique et politique, centralisme et dictature conjugués, implique la destruction violente de l’État. La fondation de la IIIe Internationale (1919) puis l’élaboration des «vingt et une conditions» d’admission obligent les partis sociaux-démocrates à faire un choix radical.

Le socialisme démocratique

Au fond, Kautsky illustre bien ce que sera le contenu d’un révisionnisme assimilé au socialisme démocratique, avec toutes ses ambiguïtés. De même, en France, Jean Jaurès et plus tard Léon Blum, figures emblématiques du révisionnisme social-démocrate, en resteront marqués chacun à sa manière. Ainsi Jaurès, fort proche de Bernstein par son humanisme, sa défense de la démocratie ou sa méfiance à l’égard de la violence révolutionnaire, prend pourtant position pour Kautsky dans la polémique qui les oppose. Défenseur de l’héritage, que d’autres prétendent «bourgeois», de la Révolution de 1789, engagé auprès de Dreyfus au nom des droits de l’homme, artisan de la synthèse du socialisme et de la République, il hésite pourtant entre deux thèses concernant leurs liens: celle d’une fusion qui ferait de l’extension de la démocratie du politique au social le seul vecteur d’une transition sans violence; celle d’une opposition partielle qui réserverait au nom des circonstances ou de la nécessité la possibilité d’un recours à la force. Ambiguïté, donc, sur le statut accordé à la révolution, ambiguïté maintenue et même à première vue renforcée lorsque Léon Blum développe la distinction entre une conquête du pouvoir «par n’importe quels moyens» et un respect de la légalité dans l’exercice du pouvoir, qui n’a pour but que «d’accélérer le rythme d’une part du mouvement politique qui conduit à la conquête, d’autre part de l’évolution économique qui prépare la transformation révolutionnaire».

Mais il serait sans doute excessif de tirer argument de ces ambivalences pour faire de Blum le tenant d’une orthodoxie marxiste. Dès 1918, c’est pour une «réforme gouvernementale» qu’il plaide; lors de la scission du congrès de Tours (1920), il annonce dans l’aventure qui commence le danger d’une dictature permanente, pour développer plus tard une critique vigoureuse des illusions de ceux qui tirent un bilan positif du stalinisme: «Avec un nombre suffisant d’esclaves, on peut toujours bâtir des pyramides.» Réservé dans la discussion doctrinale, sans doute pour n’avoir pas à concéder qu’il se situe Au-delà du marxisme comme Henri de Man et les néo-socialistes, il refuse dans la pratique de jeter la démocratie avec ses équivoques, et empêche la majorité des socialistes français de s’engager dans la dérive qui conduit d’une défense du planisme à l’appel à un État interventionniste et autoritaire, dans le contexte troublé de la fin des années trente. Au-delà du réformisme, en effet, c’est d’autres urgences qu’il est désormais question, autour de l’alliance qui s’esquisse entre fascisme et nationalisme.

Fascisme, nationalisme: nouveaux enjeux

Il n’est pas certain que les austro-marxistes, avec pour chef de file Otto Bauer, doivent être considérés comme révisionnistes. Ils ne cessent en effet de renvoyer kautskystes et léninistes dos à dos: crétinisme parlementaire contre crétinisme insurrectionnel, fétichisme démocratique contre fétichisme militaire. Cette «internationale deux et demi» prône avant l’heure la pluralité des voies de passage au socialisme. Partisan d’une «révolution lente» et non d’une «grande décision», partisan d’un «socialisme municipal» plutôt que de la dictature du prolétariat, le réformisme de Bauer va de pair avec la défense de l’autonomie culturelle et des diversités nationales: le socialisme ne saurait s’opposer au réveil des «nations sans histoire». Mais, au-delà de la question nationale, l’austro-marxisme connaît les ambiguïtés, les contradictions de tout courant social-démocrate face à la double montée du stalinisme et du fascisme. «Révolution lente», «violence défensive», les termes impliquent certes une révision de la doctrine marxiste, mais on refuse qu’ils vaillent adhésion aux principes «bourgeois et parlementaires». Pour les révisionnistes de l’après-1917, la voie est étroite: avec Bauer comme avec d’autres, il faut soutenir à la fois que la social-démocratie doit prendre le pouvoir «non pour renverser la démocratie mais pour adapter l’appareil d’État aux besoins de la classe ouvrière» et que l’on peut utiliser la violence chaque fois que la bourgeoisie s’oppose à cette «transformation de la société» par cette même classe ouvrière.

Aussi la voie se fait-elle de plus en plus étroite à mesure que s’accentue la montée du fascisme. L’impuissance théorique se double alors des illusions stratégiques que l’on sait: au nom de la démocratie et de la paix, au pire on se trompe d’ennemis, au mieux on attend. La social-démocratie s’enlise et la IIIe Internationale peut développer l’une de ses équations les plus meurtrières en l’identifiant au «social-fascisme». La cohérence est préservée: hier complice de la bourgeoisie capitaliste chauvine et impérialiste, le révisionnisme a donné naissance aux «ours savants de la social-démocratie» aujourd’hui complices du fascisme. Fascisme et social-démocratie sont «les deux aspects d’un même renforcement de la dictature du capital», et «le fascisme de Brüning n’est pas meilleur que celui d’Hitler». La stratégie «classe contre classe» repose sur un postulat quasi naturaliste: de par sa nature sociale, la social-démocratie est «traître à la classe ouvrière». Le reste est affaire de circonstances: qu’il soit d’abord exclu de «défendre la République de Blum» ou que, par la suite, après le tournant du VIIe congrès de l’Internationale communiste (1935), on inaugure les tactiques «frontistes» (du type du Front populaire en France), le soupçon reste de mise. Les sociaux-démocrates le savent et tentent désespérément de se construire une identité spécifique qui ne relève pas de la seule révision ou du seul dépassement du marxisme. Certains l’assumeront en se ralliant à la gestion de l’État-providence pour une transformation sociale par la réforme (le Parti social démocrate allemand officialise sa rupture avec le marxisme à Bad Godesberg en 1959), d’autres tergiversent et maintiennent plus longtemps l’ambiguïté. En revanche, il faut attendre la mort de Staline et le rapport Khrouchtchev pour que le révisionnisme, sous une acception moderne, concerne les partis communistes eux-mêmes.

Le révisionnisme moderne

Après la Seconde Guerre mondiale, la revendication yougoslave d’un passage spécifique au socialisme ouvre la voie au révisionnisme moderne. Sur le plan international, Tito se réclame du neutralisme, alors que sur le plan interne la critique du centralisme conduit à défendre le système de l’autogestion. La Yougoslavie est exclue du Kominform en 1948; désormais, titisme et révisionnisme se conjuguent et les ambiguïtés se renouvellent. La critique de la bureaucratie en termes de nouvelle classe dirigeante est assurée par Djilas, alors que Trotski n’avait jamais dépassé l’«État ouvrier dégénéré»: mais si Khrouchtchev après 1956 tend la main à Tito, il continue de bannir Trotski.

Le révisionnisme est bien au cœur des nouveaux bouleversements d’une carte idéologique qui se complexifie. En effet, le rapport Khrouchtchev insiste sur les violations de la légalité socialiste, le culte de la personnalité et les crimes commis par Staline. Le révisionnisme se conjugue-t-il désormais avec la déstalinisation ? Certainement pas de manière avouée en tout cas, puisque Khrouchtchev ne cesse de donner des gages d’antirévisionnisme théorique et pratique, lors même qu’il impose la défense de la coexistence pacifique sur le plan international et une affirmation de la pluralité des voies de passage au socialisme, qui implique la reconnaissance de la légitimité du réformisme et du légalisme. La critique du stalinisme reste timide; elle disculpe notamment les partis communistes à l’Est comme à l’Ouest, mais ses conséquences sont bientôt dénoncées comme révisionnistes par Mao Zedong et Enver Hoxha. Après 1960, la querelle du révisionnisme partage le camp socialiste lui-même: le maoïsme redessine la lutte des classes en lutte des peuples, et le révisionnisme de Khrouchtchev, comme celui de Togliatti, voire du Parti communiste français, est identifié à terme comme un compromis avec le capitalisme au prix d’une politique «social-impérialiste». L’arme nucléaire invoquée par Khrouchtchev pour défendre la coexistence pacifique se retourne contre «la juste cause des peuples du monde» et n’est qu’un «tigre de papier»: la révolution est plus que jamais nécessaire. Au nom de la fidélité à Marx mais aussi à Lénine, Mao Zedong s’autoproclame nouveau gardien du dogme contre toutes les tentatives de révisions: «L’histoire se répète dans des conditions différentes. Le révisionnisme moderne, tout comme le révisionnisme et l’opportunisme de la IIe Internationale, s’évertue à estomper les contradictions du capitalisme et de l’impérialisme.»

Le schisme sino-soviétique peut alors étendre ses querelles au monde occidental: le révisionnisme y départage gauchistes et orthodoxes. Si ces derniers n’assument pas l’insulte, du moins intègrent-ils une partie du «programme»: ainsi disparaît la référence à la dictature du prolétariat; ainsi se font ici et là des «unions de la gauche»; ainsi s’ébauche provisoirement l’eurocommunisme, avant que ne diminuent les troupes électorales et militantes des partis communistes. La notion même de révisionnisme semble alors perdre toute signification. À l’Est, cependant, elle garde d’autres vocations. En Hongrie, en Pologne, en Tchécoslovaquie, voire en Union soviétique, le révisionnisme moderne s’identifie aux courants de la déstalinisation. Dans le cadre des pays communistes, il ébauche une perspective légaliste, réformiste, moderniste à la dictature, qui cherche à faire l’économie de la dissidence. À quel prix et pour combien de temps? Aux interrogations nouvelles suscitées par l’ère Gorbatchev les incertitudes associées dans le passé à l’histoire du révisionnisme ne permettent pas de répondre.

2. Les «révisionnistes» négateurs de la Shoah

Il convient de noter l’ambiguïté lexicologique du terme «révisionnisme», qui ne dit pas d’emblée s’il désigne tel courant idéologique dissident d’une doctrine majoritaire ou une nouvelle interprétation de faits historiques précédemment analysés, et qui ne précise pas non plus quels critères sont censés déterminer pourquoi le révisionnisme de type idéologique est jugé vice ou vertu par qui fait usage de ce terme. On voit bien, par exemple, que d’autres auteurs eussent pu écrire différemment l’article auquel fait suite le présent texte. Et que ceux qui continuent inlassablement de demander la révision du procès du maréchal Pétain sont fort éloignés politiquement, même à des décennies de distance, de ceux à propos de qui on utilisa au tournant du XXe siècle le terme de «révisionnistes» parce qu’ils demandaient la révision du procès qui avait fabriqué un coupable en la personne du capitaine Dreyfus.

Les années quatre-vingt ont vu le développement puis la stagnation d’un prétendu révisionnisme, de nature paroxystique, animé par des militants peu nombreux mais très actifs, qui ont tiré profit de l’ambiguïté qu’on vient de mentionner. En France, partis d’engagements politiques contraires, ils ont abouti en quelques années à une entreprise semblable, et souvent commune, de négation d’un des faits marquants de l’histoire contemporaine: le génocide perpétré contre les juifs par le régime hitlérien pendant la Seconde Guerre mondiale.

Les historiens préfèrent souvent qualifier de «négateurs» ou de «négationnistes» ceux qui, aujourd’hui, prétendent ainsi se parer des vertus légitimes de la révision historique lorsqu’ils décrètent que les chambres à gaz d’Auschwitz et des autres camps d’extermination nazis n’étaient en fait que des lieux de désinfection des vêtements des déportés et lorsqu’ils dénoncent ce qu’ils appellent le prétendu génocide comme étant une escroquerie politico-financière, d’origine essentiellement sioniste, dont le principal bénéficiaire serait l’État d’Israël et dont le peuple palestinien et le peuple allemand seraient les victimes.

Une telle «révision» n’est pas nouvelle. Elle apparaît dès le lendemain de la défaite allemande, notamment sous la plume de celui qui allait devenir le chef de file du néo-fascisme français, le directeur de la revue Défense de l’Occident , Maurice Bardèche. Jusque-là professeur de littérature, celui-ci explique son entrée en politique par la condamnation à mort de son beau-frère, Robert Brasillach, fusillé à la Libération pour avoir été l’éditorialiste de l’organe central de la presse collaborationniste, le sinistre Je suis partout . En 1948 et 1950, Maurice Bardèche publie deux pamphlets aux titres éloquemment antisémites (Nuremberg ou la Terre promise , puis Nuremberg II ou les Faux Monnayeurs ), dans lesquels il accuse les juifs d’avoir été à l’origine du déclenchement de la guerre. Commentant le travail de la délégation française au procès de Nuremberg, où viennent d’être jugés certains des principaux responsables du régime national-socialiste, il jette les bases de l’argumentation révisionniste en s’exerçant à l’analyse littérale des camouflages de l’Amtsprache (langue administrative) nazie sur les modalités du meurtre industrialisé: «Si la délégation française trouve des factures de gaz nocifs, elle se trompe dans la traduction et elle cite une phrase où l’on peut lire que ce gaz était destiné à l’extermination , alors que le texte allemand dit en réalité qu’il était destiné à l’assainissement , c’est-à-dire à la destruction des poux dont tous les internés se plaignaient en effet» (Nuremberg ou la Terre promise , 1948, p. 133).

À la même période, parti d’un engagement politique contraire, un instituteur de Belfort, Paul Rassinier (1906-1967), écrit le premier (Passage de la ligne , 1948) d’une série de livres, dont plusieurs devaient d’ailleurs être publiés par Maurice Bardèche, qui allaient faire de lui la figure emblématique des révisionnistes français de la fin du siècle. Membre du Parti communiste jusqu’en 1932, Rassinier adhère à la S.F.I.O. en 1934. «Munichois» acharné, de la tendance de Paul Faure, opposée à celle de Léon Blum, rédacteur en chef jusqu’à la guerre de l’hebdomadaire socialiste belfortain, il manifeste dans ses éditoriaux un pacifisme intégral qui, trois ans plus tard, lui fait encore écrire – dans le journal qu’avec la bénédiction de Pierre Laval publie l’ancien socialiste Charles Spinasse – que «des millions de Français se sont trouvés jetés dans l’absurde guerre de 1939 par fidélité à l’esprit de parti ou par discipline de parti» (Le Rouge et le Bleu , 7 mars 1942). Ayant néanmoins contribué à la publication en octobre 1943 du premier numéro d’un bulletin de résistance, Rassinier est arrêté puis déporté en Allemagne, où il est interné treize mois au camp de Dora. À son retour de déportation, ayant échoué dans ses ambitions politiques locales, il devient et demeure jusqu’à sa mort un plumitif de la dénonciation. Dénonciation du comportement des détenus communistes dans les camps allemands, bientôt suivie par celle, monomaniaque, du complot juif international, responsable du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et artisan de l’escroquerie du prétendu génocide. Exclu de la S.F.I.O. en 1950, Rassinier adhère à la Fédération anarchiste, où l’«anticonformisme» de ses vues sur l’univers concentrationnaire lui assure, auprès de certains en tout cas, le bénéfice d’un aveuglement libertaire qui ne se démentit pas chez tous quand on découvre que, sous un pseudonyme, c’est lui qui signe dans l’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol en 1960 le compte rendu, singulièrement anticonformiste en effet, du procès à Francfort des gardiens du camp d’Auschwitz.

Mais, dans les premières décennies de l’après-guerre, ni les écrits de Bardèche, ni ceux de Rassinier ne rencontrent un véritable écho, sauf à l’intérieur d’un cercle essentiellement composé d’anciens de la collaboration et de militants d’extrême droite. Ce n’est qu’à la fin de l’année 1978 que le révisionnisme fait son entrée en France sur la scène publique, avec la parution dans la presse d’articles de Robert Faurisson, un universitaire né en 1929, proche de l’extrême droite, notamment dans les années soixante, mais sans engagement public majeur jusqu’à la réussite médiatique de sa percée «révisionniste». Lui aussi professeur de littérature à l’université de Lyon, il s’était spécialisé dans une conception ultra-littérale de l’analyse de textes, qui le conduisit finalement, après un travail de «démystification» systématique d’œuvres littéraires (Rimbaud, Nerval, Lautréamont), à la dénonciation publique de «l’imposture du vingtième siècle», ainsi que s’intitule le principal ouvrage révisionniste publié aux États-Unis. Reprenant, en les radicalisant, les arguments et les méthodes de Bardèche et de Rassinier, Robert Faurisson focalise son entreprise de négation de la réalité du génocide sur les chambres à gaz, conscient qu’il est de se trouver là devant une originalité absolue du système nazi. Il lui faut donc démolir celle-ci, s’il veut parvenir à aligner l’hitlérisme sur la banale série des conséquences fâcheuses de la guerre en général, cet alignement constituant le premier pas de l’entreprise de dédouanement de ce système nazi, injustement accusé, selon les révisionnistes, de crimes somme toute moins répréhensibles que ceux des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale.

Les circonstances qui favorisent la diffusion de la rhétorique révisionniste à cette période sont de deux ordres. En premier lieu, la parution des articles de R. Faurisson est immédiatement précédée en France d’une série de petits événements qui contribuent à réveiller un «syndrome de Vichy» (H. Rousso) aux épisodes singulièrement contrastés depuis 1945: interview dans L’Express de l’ancien commissaire général aux Questions juives du gouvernement de Vichy, Louis Darquier «de Pellepoix» (cet octogénaire proclame depuis son exil espagnol qu’«à Auschwitz on n’a gazé que des poux» et que le génocide est «une invention pure et simple, une invention juive, bien sûr»); projection à la télévision française, qui s’y était jusque-là refusée, de Holocauste , une fiction télévisée américaine sur le sort des juifs pendant la guerre, qui a été vue par des centaines de millions de gens à travers le monde et dont la forme autant que le fond déclenchent des polémiques; inculpation pour crimes contre l’humanité de Jean Leguay, responsable français de la déportation des juifs, une inculpation qui précède et annonce celles de Maurice Papon, de Paul Touvier et de Klaus Barbie.

En second lieu, dès qu’il connaît l’existence de Robert Faurisson et de ses thèses, un certain Pierre Guillaume – qui avait affûté ses premières armes théoriques au sein du mouvement Socialisme ou Barbarie avant d’ouvrir au quartier Latin une librairie, La Vieille Taupe, où les étudiants de Mai-68 venaient s’approvisionner en littérature révolutionnaire passée et présente – attire à lui pour la circonstance une poignée d’anciens militants avec qui il partage, beaucoup plus encore que d’autres dans une certaine tradition d’extrême gauche, une haine de l’antifascisme. À ses yeux, celui-ci est un autre opium du peuple, inventé par les gouvernements impérialistes pour duper les masses prolétariennes en établissant une opposition fictive entre démocraties et régimes fascistes, et ce afin de maintenir et de rendre plus efficace l’oppression capitaliste sur la classe ouvrière. Ce qui fait s’engouffrer le petit groupe de Pierre Guillaume dans le révisionnisme, c’est que, l’antifascisme ayant occulté la théorie révolutionnaire, il faut, pour reconstruire cette dernière, en finir avec le premier. Et, en radicalisant, mieux que Bardèche et Rassinier, la dénonciation de l’imposture du génocide par la destruction théorique des chambres à gaz, Faurisson offre du même coup aux théoriciens révolutionnaires de La Vieille Taupe l’audace conceptuelle qui leur permet d’abandonner la dénonciation de l’antifascisme comme alibi du capitalisme et de se consacrer à une œuvre autrement plus radicale de démolition des fondements mêmes de cet antifascisme. Quant à Rassinier, dont La Vieille Taupe entreprend aussitôt de rééditer les œuvres, ses états de service d’ancien communiste, socialiste, résistant et déporté sont chargés d’apporter une caution imperturbablement révolutionnaire à cette branche, la plus active, du révisionnisme français.

La jonction des réseaux d’ultra-gauche et d’extrême droite du révisionnisme français est parachevée lorsque, en 1985, le même Pierre Guillaume exploite les ressources d’un militantisme éprouvé dans une opération qui consiste à tenter, grâce à un jury de complaisance réuni pour la circonstance à l’université de Nantes, de faire décerner à un ingénieur agronome en retraite, Henri Roques, ancien dirigeant du mouvement fasciste La Phalange française, un titre de docteur d’université pour sa lecture «révisionniste» d’un témoignage important sur l’utilisation des chambres à gaz dans un camp nazi de Pologne. La tentative de reconnaissance universitaire échoue, la trop complaisante soutenance ayant été annulée par le ministre des Universités. C’est dans la même perspective que P. Guillaume publie entre 1987 et 1989 une revue, intitulée Annales d’histoire révisionniste , qui essaie sans succès de donner une forme académique et respectable à l’entreprise.

L’intérêt d’une étude historique du phénomène spécifique que constitue ce révisionnisme français réside dans l’analyse du parcours intellectuel et politique qui, en une vingtaine d’années, a conduit des militants de l’ultra-gauche, acteurs notamment du combat anticolonialiste et du mouvement étudiant de Mai-68, à se joindre à la réécriture de l’histoire du nazisme entreprise dès 1945 par les anciens collaborateurs du régime de Vichy.

révisionnisme [ revizjɔnism ] n. m.
• 1907; de révision, d'apr. le russe
1Position idéologique préconisant la révision d'une doctrine politique dogmatiquement fixée. réformisme. Le révisionnisme post-stalinien, dans les partis communistes.
2(v. 1985) Position idéologique tendant à minimiser le génocide des Juifs par les nazis, notamment en niant l'existence des chambres à gaz dans les camps d'extermination. négationnisme .

révisionnisme nom masculin Comportement, doctrine remettant en cause un dogme ou une théorie, notamment celle d'un parti politique. Position idéologique des marxistes partisans de la révision des thèses révolutionnaires en fonction de l'évolution politique, sociale ou économique. Remise en question de faits appartenant à l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, tendant à nier ou à minimiser le génocide des Juifs par les nazis.

révisionnisme
n. m.
d1./d POLIT Position de ceux qui remettent en cause les bases fondamentales d'une doctrine (partic. du marxisme).
d2./d Position de ceux qui remettent en cause une loi, un jugement.
d3./d Position de ceux qui nient les atrocités commises dans les camps nazis.

révisionnisme [ʀevizjɔnism] n. m.
ÉTYM. 1903, in D. D. L.; de révision, d'après le russe.
1 Polit. Position idéologique de socialistes qui préconisent de réviser, en fonction de l'évolution politique, économique et sociale ultérieure, les thèses révolutionnaires de Marx et Lénine. Déviationnisme, réformisme.
0 Pour tous les communistes, il existe maintenant deux voies : celle de la construction socialiste, celle du révisionnisme. Nous n'en sommes plus à manger des écorces, mais nous n'en sommes qu'à un bol de riz par jour. Accepter le révisionnisme, c'est arracher le bol de riz.
Malraux, Antimémoires, Folio, p. 550.
Par ext. Position idéologique préconisant la révision d'une doctrine politique dogmatiquement fixée.
2 (1986). Position idéologique tendant à minimiser le génocide des juifs par les nazis et prétendant réviser l'histoire sur ce point (par exemple en niant l'existence des chambres à gaz dans les camps d'extermination). || « Lutter contre (…) le révisionnisme de l'histoire de l'holocauste » (Libération, 19 mai 1987, p. 22).
CONTR. et COMP. Antirévisionnisme.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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